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Le filtre des sources officielles et la guerre au Yémen

Shana Quesnel


Photo of a stack of newspapers
Photo: Thomas Charter/Unsplash

Introduction 


La guerre civile qui ravage depuis une décennie le Yémen, ainsi que la crise humanitaire qui en découle, devraient maintenant être ancrées dans la conscience publique. Pourtant, elles semblent toujours méconnues du grand public. Comment expliquer ce phénomène? Dans cet article, je soutiendrai que le manque de couverture médiatique porté à la crise au Yémen peut être mieux expliqué par le filtre des sources officielles, un des cinq filtres du modèle de propagande développé par Noam Chomsky et Edward Herman (Herman et Chomsky, 1988). En effet, discuter de la guerre au Yémen et par le fait même du rôle des Américains dans la mort de civils, serait désavantageux pour les sources officielles. Cela pourrait apporter une critique de leur vente d’armes utilisées dans le conflit et de leur soutien à l'Arabie saoudite qui les mettrait dans une position précaire alors que les États-Unis dépendent du pétrole saoudien. Cela expliquerait pourquoi la crise est peu discutée, ou bien présentée de manière biaisée. 


Selon le concept de la fabrication du consentement développé par Chomsky et Herman, les médias dépendent des sources officielles, qui incluent les différents niveaux de gouvernement, les sociétés commerciales et les groupes de commerce, pour la création des nouvelles (Herman et Chomsky, 1988). Cette dépendance fait en sorte que les médias n'osent pas critiquer les sources officielles par peur d'endommager leurs relations. Dès lors, les sources officielles contrôlent l'agenda des sujets discutés ainsi que la manière dont les histoires sont cadrées, soit en soulignant les sujets avantageux et en enterrant les sujets jugés négatifs. 


Dans cet article, le concept et la cause de la dépendance aux sources officielles par les médias de masse sera analysé avant d’être appliqué sur la couverture (et le manque de couverture) de la guerre au Yémen et le rôle des États-Unis. Par la suite, le contrôle qu'exercent les sources officielles sur l’ordre du jour sera exploré pour mieux comprendre comment cela permet aux sources officielles d'enterrer leur responsabilité dans la crise au Yémen. 


La dépendance problématique des médias de masse aux sources officielles 

Les médias de masse sont dans une relation symbiotique avec les sources officielles d'information pour des raisons économiques, mais également par un intérêt réciproque. Effectivement, les médias de masse ont un horaire chargé à remplir et il est impossible d'avoir des équipes de journalistes partout en tout temps. Ainsi, les médias concentrent leurs ressources là où des nouvelles sont garanties d'être produites régulièrement. Par exemple, les médias américains se concentrent sur Washington, privilégiant non seulement les sources gouvernementales, mais également les sociétés commerciales et les groupes de commerce qui forment leurs sources officielles (Herman et Chomsky, 1988). 


Ces sources officielles sont reconnues et considérées comme crédibles grâce à leur statut et prestige (Herman et Chomsky, 1988). Les médias de masse peignent à leur tour les sources officielles comme objectives, en partie pour pouvoir garder une image d'objectivité et pour éviter des menaces de poursuites pour diffamation. Les médias de masse ont besoin des sources officielles et ne désirent donc pas offenser leurs sources par peur d'endommager leurs relations avec elles. De plus, il est difficile pour les médias de masse de critiquer des sources qu'ils utilisent régulièrement, car cela remettrait en question la légitimité de précédents articles utilisant les mêmes sources (Herman et Chomsky, 1988). 


Cette relation étroite entre les médias et les sources officielles fait en sorte que l'information publique utilisée dans la couverture médiatique d’événements provient

massivement des bureaucraties gouvernementales et commerciales, qui contrôlent précisément les données divulguées aux médias pour favoriser leur propre agenda, évinçant ainsi toutes voix discordantes. 


Par ailleurs, pour assurer leur position dominante sur le narratif médiatique, le gouvernement et les entreprises donnent des privilèges et un accès exclusif aux médias de masse. En échange, les sources officielles deviennent des sources d’information régulières (Herman et Chomsky, 1988). En raison de cette dépendance mutuelle, les sources officielles peuvent utiliser des relations personnelles, des menaces et des récompenses pour influencer davantage les médias. Ainsi, les médias peuvent parfois se sentir obligés de publier des informations mal fondées. Les sources alternatives qui critiquent le narratif des sources officielles sont également souvent ignorées pour conserver la bonne relation avec les sources officielles (Herman et Chomsky, 1988). Les sources officielles peuvent d'une certaine manière gérer les médias en les manipulant à suivre un certain ordre du jour à l'intérieur d'une structure déjà établie. Les sources officielles garantissent leur influence en fournissant des experts aux médias. Face à des voix non officielles contradictoires, elles cooptent ces experts via divers moyens tels que la consultation, le financement de la recherche, ou la création de groupes de réflexion. Cette pratique, établie depuis longtemps aux États-Unis, implique souvent des fonctionnaires ou d'anciens fonctionnaires gouvernementaux, ainsi que des experts issus de groupes de réflexion de droite (Herman et Chomsky, 1988). 


L'impact de la dépendance aux sources officielles sur la couverture médiatique de la guerre au Yémen


La dépendance aux sources officielles et ses conséquences sont bien démontrées dans la couverture médiatique de la guerre au Yémen. Lorsque la crise est discutée, les médias se reposent essentiellement sur des sources officielles gouvernementales, empêchant par le fait même toute référence à la vente des armes américaines, la mort de civils ou même à des critiques sur la relation entre l'Arabie saoudite et les États-Unis. Déployer des équipes journalistiques sur le terrain au Yémen serait dispendieux pour les géants médiatiques, en plus d'être dangereux. Ainsi, il est beaucoup plus facile pour les médias d’avoir recours aux sources officielles, comme le gouvernement et le Pentagone, qui leur servent une version des faits s’inscrivant dans le narratif désiré. 

Le manque flagrant de reportages sur le terrain fait par les médias, en plus de leur désir de garder une bonne relation avec les sources officielles font en sorte que les faits rapportés par le gouvernement sont considérés comme neutres et légitimes, alors que les Américains possèdent eux-mêmes un rôle important et des intérêts évidents dans la crise au Yémen. Bien que les Américains ne soient pas impliqués directement dans le conflit armé, ils y sont entremêlés de deux manières fondamentales. En effet, les États-Unis soutiennent militairement l'Arabie saoudite en matière de renseignement et en leur vendant plusieurs milliards de dollars en armes. L'Arabie saoudite est pour sa part à la tête des coalitions qui opposent les Houthis, un groupe armé qui contrôle la majorité du Yémen (Ruggiero, 2019). L’Arabie saoudite étant le plus grand exportateur de pétrole de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) aux Américains, il est évident que les États-Unis désirent entretenir de bonnes relations avec le pays (« Oil imports and exports », 2022). 


Ainsi, le gouvernement américain et les grandes entreprises américaines, plus particulièrement celles étant impliquées dans la fabrication d'armes ou la production de pétrole, ont intérêt à contrôler le narratif sur la guerre au Yémen. En comparant la couverture médiatique de la guerre au Yémen produite par les médias de masse américains (Fox News, CNBC et CNN) et celle produite par des réseaux de nouvelles indépendants (Democracy Now!), il est possible de constater à quel point les sources officielles sont capables de modeler la trame narrative du conflit. Par exemple, lorsque les Américains, sous la présidence de Trump, ont signé une entente d'armement à 110 milliards de dollars avec l'Arabie saoudite, les différences dans les informations soulignées par les médias de masse et les médias indépendants sont drastiques. 

Dans l’article « Trump in Saudi Arabia signs $110B arms deal with Persian Gulf ally », Fox News parle à plusieurs reprises de la création d'emplois, du voyage du président dans le Moyen-Orient et même de la tenue de la première dame (2017). Pour leur part, dans l'article « Trump signs Kushner-negotiated $100B Saudi arms deal », CNN se concentre plutôt sur l'importance diplomatique de Jared Kushner, haut conseiller et gendre du président Trump, dans la signature de l'accord (Diamond et Cohen, 2022). CNBC, dans l’article « U.S.-Saudi Arabia Sign More Than $110B Arms Deal Amid Trump Visit », discute surtout des rapprochements entre les deux nations (Ali Vitali, 2017). Aucun de ces articles ne mentionne le possible rôle des armes vendues dans de futures morts civiles au Yémen. 


Cette couverture peut maintenant être comparée à celle produite par Democracy Now!, un journal indépendant, dans l’article « Trump Visits Saudi Arabia and Signs $110B Arms Deals » (2017). Cet article discute du soutien continu du Pentagone à la campagne de bombardement menée par l'Arabie saoudite au Yémen, mettant en lumière les divers impacts dévastateurs tels que 10 000 morts, la destruction des infrastructures essentielles et la propagation du choléra. Democracy Now! remet en question la légalité de l’entente signée par Trump en vertu de la loi américaine et souligne également les intérêts financiers impliqués, notamment un investissement de 20 milliards de dollars par l'Arabie saoudite dans la société d'investissement américaine privée Blackstone Group. Contrairement aux médias de masse, Democracy Now! souligne les conséquences néfastes des armes américaines vendues à l'Arabie saoudite en critiquant leur impact dévastateur dans la région. En soutenant ce système, les compagnies médiatiques telles que Fox News, CNN ou CNBC s'assurent de ne pas offenser leurs sources officielles et ainsi mettre à risque leurs relations privilégiées. Toutefois, puisque les média indépendants n’ont pas les même relations mutuellement bénéficiaires avec les sources officielles, elles peuvent être plus critiques de leurs décisions, situation qui est reflétée dans leur couverture de la crise au Yémen. 


Le rôle des sources officielles dans la répression de la couverture de la guerre au Yémen et l’implication américaine 


Le pouvoir des sources officielles sur le contenu médiatique explique le manque de couverture générale sur la guerre au Yémen, en particulier sur le rôle qu’occupe les États-Unis dans le conflit, une implication qui pourrait remettre en question le complexe militaro-industriel autrement dit la relation entre la force militaire national et l’industrie militaire et leur influence conjointe sur la politique. Effectivement, porter trop d'attention à la guerre au Yémen et l’engagement américain risquerait de causer des réactions politiques négatives de la part du public, menaçant par le fait même les contrats d'armement lucratifs et la relation du pays avec l'Arabie saoudite. Bien que les sources officielles ne couvrent pas l'implication américaine dans les crimes de guerre au Yémen, cela ne les empêche pas de pointer aisément du doigt les crimes de d’autres gouvernements, comme celui de la Syrie et de la Russie (Johnson, 2018). D’autant plus que dénoncer les crimes de d’autres gouvernements justifie les dépenses militaires, qui se présentent alors comme une protection contre les menaces extérieures.


En outre, il est important de noter que les sources extérieures et indépendantes ont énormément de difficulté à percer dans les médias de masse dû à l'important contrôle des sources officielles, peu importe la qualité de leurs reportages. Par exemple, Iona Craig, une journaliste indépendante qui se spécialise sur les enjeux reliés au Yémen et à la péninsule arabique, a dévoilé à plusieurs reprises des détails choquants sur le rôle des Américains au Yémen. Son article « Death in Al Ghayil » révèle les détails d’un raid raté ayant causé la mort de 25 civils, dont 10 étaient des enfants sous l'âge de 13 ans (Craig, 2017b). Pourtant, les publications de Craig sont quasiment inexistantes dans les médias américains à l'exception de The Intercept, un organisme à but non lucratif. Son travail sur la guerre au Yémen paraît à une seule occasion sur CNN, mais le rôle des Américains dans le conflit n’y est même pas discuté (Craig, 2017). Craig a également publié des articles critiquant le rôle américain dans Vice Media, mais seulement à deux reprises en 2017 (Craig, 2017a), (Craig, 2017c). 


Lorsque les médias consultent des sources non officielles sur le sujet, ce sont souvent des sources qui ont été créées par les sources officielles. Par exemple, dans leur entrevue intitulée « Yemen conflict could worsen without U.S. Support for offensive military operations: Expert », CNBC accueille sur les ondes Jonathan Schanzer de l’organisme Foundation for Defense of Democracies (2021). L'animateur ne divulgue toutefois pas que la fondation est un groupe de réflexion néo-libérale et belliciste ayant une position anti-Iran et pro-Israël (Pecquet et Schaffer, 2019). Le public est ainsi porté à assumer que les opinions de Schanzer sont basées sur des faits neutres, ce qui amène le public à croire que les Américains devraient intensifier leur rôle militaire. Schanzer met l'accent sur la menace que représente l'Iran pour les États-Unis, sans que l'animateur ne remette en question ces points de vue. L’inverse peut être remarqué chez les sources indépendantes. Par exemple, la journaliste Iona Craig a participé à un segment de CNN pour discuter de ses découvertes faites dans son article « Death in Al Ghayil » (« Reporter details first-hand accounts of Yemen raid », 2017). Dans ce segment, l'animateur interroge Craig sur la mauvaise planification du raid puisque le Pentagone défend ses décisions, mais aussi sur la fiabilité de ses sources sur le terrain qui seraient biaisées à cause d'un possible sentiment anti-américain. 


Dès lors, le contrôle exercé par les sources officielles limite la visibilité de la crise au Yémen dans les médias, écartant les perspectives non officielles. Cela complique la diffusion des découvertes d'experts tels que Craig, tandis que celles créées par les sources officielles sont présentées comme neutres, influençant ainsi l'opinion publique en faveur de ces sources. 


Conclusion 


Bien que formulés il y a plus de 30 ans, les filtres médiatiques de Herman et Chomsky demeurent pertinents dans l’étude de la couverture médiatique encore aujourd’hui. Le filtre des sources officielles, plus spécifiquement, influence considérablement la couverture médiatique de la guerre au Yémen. En effet, la dépendance des médias envers les sources officielles crée un biais en leur faveur, entravant la critique par crainte de compromettre les relations médiatiques. La couverture du conflit au Yémen évite souvent de remettre en question le rôle américain, en accord avec les intérêts du gouvernement et de l'industrie de la défense et du pétrole. Les sources officielles exercent un contrôle sur la sélection des nouvelles, facilité par leur influence pour exclure les perspectives non officielles et promouvoir des experts alignés sur leurs intérêts. C'est la raison pour laquelle la guerre au Yémen reste sous-évoquée dans les médias américains, avec des experts critiques comme Iona Craig rarement publiés ou consultés, tandis que ceux liés à des groupes de pensée conservatrice pro-guerre sont présentés comme neutres. Alors que les dangers

de la désinformation sont souvent discutés, il peut être facile d'oublier l’importance fondamentale des filtres médiatiques dans la formation de notre réalité et la nécessité de les démanteler pour avoir une compréhension complète de l'actualité.



 

Bibliographie 


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